Etudiant : Martin Hennebicque
Directrice de mémoire : Anne-Sophie Verriest-Fenneteaux
Révéler les traces d’une activité humaine oubliée : support pour le développement futur du territoire thoronéen ?

Au cœur du Var, collines et « vallées » se succèdent, s’étirent d’Est en Ouest, de la même manière que la Sainte-Victoire, le massif de la Sainte-Baume ou encore le grand Bessillon qui s’élèvent non loin d’ici. Ces gigantesques plissements résultent de l’insurrection des Alpes il y a de ça plusieurs millions d’années. C’est au creux de l’un de ces plis que je souhaite vous transporter.

Pour les amateurs d’architecture et de patrimoine anciens, lorsque l’on en vient à énoncer « Le Thoronet », une seule image nous vient à l’esprit, son abbaye. Ce joyau architectural est l’œuvre du travail ingénieux, ordonné et spirituel d’une poignée de moines Cisterciens au milieu du XII ème siècle. Perdue au milieu de la forêt de la Darboussière, l’abbaye est à la croisée des chemins qui mènent au Nord à Carcès, à l’Ouest à Cabasse et à l’Est au Thoronet, trois villages peuplés chacun d’environ trois mille habitants. C’est pour admirer sa pierre et la manière avec laquelle elle chante et se mélange à la lumière, que l’on se déplace jusqu’ici. Elle suscite l’intérêt et concentre toute l’attention des touristes, passionnés, flâneurs ou autres dessinateurs qui passent à proximité. A tel point que l’on en vient presque à oublier que le Thoronet est avant tout le village ou hameau, qui autrefois lui donna son nom.

Pourtant, à quelques centaines de mètres de là, trois sites se muent dans le silence, dans l’ombre de l’abbaye. Ils sont marqués par un passé historique et industriel fort et ont, aussi brutalement que les moines Cisterciens, façonné les paysages thoronéen et cabassois. Je veux parler des anciennes mines de bauxite de Combecave, de Peygros et du Recoux. Durant plus d’un siècle, aux quatres coins du Var, plusieurs filons de bauxite étaient exploités. Cette activité minière intense dynamisa ainsi la région Brignolaise entre les années 1870 et 1990.
Depuis le lac de Carcès à l’ouest, la route départementale soixante dix-neuf sinue et ondule au gré du relief. Sur plusieurs kilomètres, elle longe sans même que l’on s’en aperçoive, les vestiges de ces anciennes mines devenues des carrières à ciel ouvert, de vastes espaces, silencieux, endormis, tapis derrières les collines, la lande et de hauts talus depuis une trentaine d’années.
Depuis la route, les clôtures grillagées soulignent naturellement l’hostilité des lieux. Ici et là, des passages sauvages nous ouvrent les portes de ces paysages mystérieux. En s’aventurant au-delà des hauts talus, les carrières, ces sculptures vertigineuses parfois monumentales et hors d’échelle dévoilent leur beauté. Ce sont des lieux de contraste. Ici, le rouge de la roche est saisissant. C’est à la bauxite piégée dans le calcaire que l’on doit cette couleur. Par endroits, lorsque les excavations sont profondes, ce rouge intense vient se mêler au turquoise de la nappe phréatique affleurante.
Les fronts de taille abruptes témoignent aisément de la brutalité industrielle et de l’activité humaine intense qui régnaient en ces lieux. Une activité qui s’est soudainement interrompue dans les années quatre-vingt-dix après la délocalisation des exploitations dans d’autres parties du monde, laissant ainsi plusieurs milliers de mineurs au chômage et le bassin Brignolais tout-entier meurtri.
Maintenant, ces espaces sont étrangement calmes, presque fantomatiques, où la végétation reprend peu à peu ses droits. La lande s’est installée dans ces endroits hostiles, rocailleux et secs... Une végétation parsemée de pins d’Alep, de genêts à balais ou encore de genévriers oxycèdres, tente de s’y développer. Elle apporte ainsi des touches diffuses de vert acidulé dans ce paysage où le rouge-brun de la roche et de la poussière domine.
Parfois, j’aime imaginer la vie qu’il pouvait y avoir en ces lieux; ce que pouvaient rendre le mélange sonore entre les détonations successives causées par les explosifs, le grincement des pelles, des bulldozer avalant, grignotant la colline... Mais qu’en est-il, que reste-t-il des traces des méthodes d’extraction plus drastiques du début du siècle ? Là où les hommes et les mules descendaient dans des galeries profondes, où les wagonnets chargés de fragments de roches et de minerais étaient tractés le long des rails.

En poursuivant notre chemin sur quelques kilomètres, la route fait le dos rond quand soudainement le sommet du clocher de l’abbatiale apparaît enfin, s’élevant au dessus de la cime des arbres.

L’abbaye est nichée au creux d’un vallon densément peuplé de pins et de chênes. En pénétrant au sein du domaine, il est impossible de se figurer l’impact, le rayonnement et la dynamique que pouvait générer l’activité de l’abbaye à son apogée, sur ces terres et à l’échelle du territoire proche. Pourtant elle tint un rôle important à l’échelle de la Provence au XIII ème siècle puisqu’elle possédait des terres, des pêcheries et des marais salants sur le littoral et dans toute la Provence.
Ensuite, l’activité de l’abbaye n’a cessé de décliner jusqu’à la révolution où l’Etat en devient propriétaire. Dans les année 1870, les monuments sont en ruines, la végétation cohabite avec la pierre et a pris possession des lieux depuis un moment déjà. C’est à cet instant que le domaine est repris en main in extremis par Prosper Mérimée, alors inspecteur général des Monuments Historiques. L’état va ainsi entreprendre une série de mesures et de travaux de restauration dans le but de sauver le monument de la perte jusqu’à nos jours.
Lorsque l’on parle de l’abbaye, seule une image de son architecture nous vient à l’esprit. L’organisation des bâtiments nous en dit assez sur la manière dont étaient occupés les espaces. L’acoustique et la lumière qui règnent en ces lieux nous transportent, nous apaisent.
Aujourd’hui, autour du monument, la végétation a pris le dessus. Le paysage s’est fermé et enfriché, les arbres ont poussé et les traces du passé de la vie agricole et monacale à l’extérieur et autour de l’abbaye se trouvent enfouies.
Quelques vestiges de murs en pierres sèches ont résisté au temps mais les restanques restent muettes et ne racontent aucune histoire.
Au sud, un mur lui aussi en pierres sèches contre lequel est apposé une structure marque la fin de la propriété actuelle. Elle s’apparente à une charpente. Une charpente qui en réalité n’en est pas une. En me questionnant et en menant quelques recherches, il s’avére alors, que cette structure témoigne d’un mal être invisible mais bien présent au sein de l’abbaye. Elle nous parle à elle seule et d’une manière détournée, du lien qui lie indirectement l’abbaye à la mine de Peygros, située à quelques centaines de mètres de là.
C’est dans les années 1910 que l’exploitation minière débute sur ce site . Durant des années, ce sont des milliers de tonnes de roches et « d’Or Rouge » qui sont arrachés des entrailles de la terre. Des collines de plusieurs centaines de mètres d’altitude sont réduites à néant, déréglant ainsi l’équilibre hydrologique et structurel du sol jusqu’aux abords proches de l’abbaye : l’édifice tout entier se retrouve fragilisé et le ruisseau en contre-bas, qui est à l’origine de la logique d’implantation de l’abbaye est à présent tari. L’abbaye souffre de maux profonds jusque dans son entre, ses fondations, ses soutènements et certaines ailes ont aujourd’hui disparues entraînées il y a quelque temps maintenant par des glissements de terrains.

En effet, l’abbaye et les anciennes mines cohabitent à quelques centaines de mètres seulement mais se tournent le dos depuis toujours... Pourtant, elles constituaient à des époques bien éloignées et de manière différente des lieux de production majeurs à leur époque : l’une tournée vers la production agricole, l’élevage, la viticulture ou l’oléiculture..., l’autre vers la production industrielle, l’extraction de la bauxite.
Autrefois, l’implantation d’une abbaye entraînait un bouleversement conséquent pour le territoire sur lequel elle s’implantait. Les moines n’hésitaient pas à raser un bois, aplanir ou terrasser le sol, assécher des marais, etc, tout cela sur plusieurs hectares. Huit siècles plus tard, l’histoire se répète. La période industrielle vient à son tour façonner, sculpter le paysage avec des moyens plus conséquents cette fois-ci, grâce à la mécanisation. Les moines et les mineurs étaient des bâtisseurs, des sculpteurs du paysage, à l’image des agriculteurs aujourd’hui qui perpétuent l’activité viticole et oléicole sur ce territoire.

Ces sites constituent un maillon central entre les villages de Carcès, de Cabasse et du Thoronet. Depuis une dizaine d’années, leur population n’a cessé de croître et ces communes souffrent d’une maladie qui s’est généralisée et ne cesse de se répandre : le mitage urbain. Des pavillons isolés, homogènes, poussent comme de mauvais champignons, loin des centres organiques et denses des villages où ils grignotent peu à peu les collines et les forêts avec tous les risques liés aux incendies que cela comporte. C’est une urbanisation souvent stigmatisée et irraisonnée que l’on observe.

Enfin, lorsqu’on se penche à une échelle plus élargie sur ce territoire, on constate que les mines et l’abbaye sont idéalement situées, à une dizaine de kilomètres seulement du point de jonction entre l’autoroute A8 qui, depuis Aix-en-Provence file en direction de l’Italie et l’A57, qui monte de Toulon et du littoral. Avec un phénomène d’héliocentrisme accru et une saturation des espaces fonciers disponibles sur le littoral Varois, “le coeur du Var” comme on l’appelle ici, semble amené à muter dans l’avenir. On pourrait supposer à long terme l’arrivée d’une vague migratoire de population plus conséquente à l’intérieur des terres. L’urbanisation et les zones d’activité se développeraient ainsi le long et à proximité de ces axes majeurs de circulation jusque dans la région du Luc. Dans ce cas, les mines représenteraient un potentiel foncier conséquent.

Mon travail consisterait donc à révéler les traces archéologiques et la mémoire de ces activités humaines passées qui tendent peu à peu à s’oublier. En m’appuyant sur ces structures paysagères fortes que sont l’abbaye et les mines, je souhaite affirmer la singularité des lieux qui pourrait devenir un cadre, un support au développement futur de ce territoire. Comment établir un nouveau dialogue entre villages, mines et abbaye ? Comment à long terme, ces espaces immenses pourraient être valorisés ? Comment retrouver une dynamique de territoire à travers ces sites qui représentaient chacun à leur époque le symbole même de la modernité ? Comment fabriquer un nouveau territoire, retrouver des usages sur ces sites et leur redonner leur vocation de lieux de production ? Comment restituer à l’abbaye un écrin, à l’image de ses sœurs, les abbayes de Sénanque et Silvacane ? Autant de questions auxquelles je tenterai de répondre à travers mon analyse de site et un projet de paysage.